Assister au procès des viols de Mazan (et en parler après)


Non classé / mardi, octobre 15th, 2024

Je suis allée assister à plusieurs audiences du procès des viols de Mazan qui se tient depuis début septembre et jusqu’au 20 décembre 2024 en Cour criminelle du Tribunal d’Avignon.

J’y suis allée pour soutenir Gisèle Pélicot, et aussi pour raconter ce que j’y ai vu, car malgré un fort traitement médiatique, il y a des choses que l’on ne peut comprendre qu’en étant sur place.

Déjà, le spectacle est dans l’attente. Le procès attire une presse internationale nombreuse, est suivi par plusieurs médias nationaux qui en font la chronique de bout en bout. Lors de mes passages, les télévisions suisses et espagnoles ne quittaient pas le hall et interviewent le public présent. A l’intérieur, il y a France info, Charlie Hebdo et Mediapart. Pas tant de presse que cela. Et une presse assez identifiée à gauche. Où sont les autres ?

Le public

Et puis il y a le public. Quasiment que des femmes. Où sont les hommes ? Sur une cinquantaine de personnes qui attendent, il y a bien cet étudiant en droit qui vient « sur les conseils de son prof de droit pénal », et cet homme qui vient avec sa femme car leur petite-fille a été victime de soumission chimique en première année d’études et qu’ils espèrent que le procès va changer la donne. Enfin, la loi, et le regard sur le sujet.

Sinon, c’est une marée de femmes, de tous les âges et tous les milieux. Des étudiantes, qui suivent le procès sur Tiktok et disent que c’est « une dinguerie », qui rêvent de partir à Tanaland. Une groupe de trois jeunes femmes voilées, qui vient soutenir Gisèle Pélicot et est bien embarrassé de l’engouement qu’elles suscitent dans la presse, qui veut absolument les interviewer puisqu’elles représenteraient un « paradoxe », dit très enthousiaste une journaliste espagnole, qui leur met le micro sous le nez.

Des femmes qui viennent car elles ont subi des violences, leur fille, leur soeur, leur mère, leur mère, leur mère, c’est la mère qui revient le plus, ces femmes répètent toutes qu’elles ont vu leur mère être maltraitée, battue, frappée, objet de remarques salaces toute leur enfance, forcées à avoir des relations sexuelles quand elles ne voulaient pas parce que « c’est le mari il a tous les droits sur le corps parce que c’est ca le mariage ca oblige même quand on ne veut pas », elles ont vu les violences, elles ont vu leur mère traitée comme un objet, ayant fini par croire qu’elle appartenait à son mari. Ces femmes racontent toutes que ça a toujours fini très mal. F. et S. racontent qu’elles mêmes ont subi la même chose car elles ont cru que c’était normal, S. et A. ne se sont jamais mariées car c’est si banal que ça allait leur arriver aussi. Pour elles, Gisèle Pélicot, c’est une héroïne et pas à cause du nombre d’accusés. Elle l’est, car même si son nom de famille nous écorche car c’est celui de son mari, elle a des preuves. 3900 preuves qui potentiellement sont un rappel à la société que son mari et les hommes de son entourage considèrent que les femmes leur appartiennent. Des preuves et malgré tout, on arrive à dire qu’elle ment. Car les femmes mentent, toujours, c’est bien connu.

Gisèle Pélicot

Les gens qui s’agacent sur ce procès presque trop parfait, et qui serait un rappel que souvent les victimes n’ont pas de preuves, ont bien tort de rejeter ce procès.

Oui il y a des preuves, oui, Gisèle Pélicot est une machine de guerre qui est là, immuable et déjà légendaire, et plein de victimes n’arrivent pas jusque là, parce que leur santé mentale est ébranlée, parce que 80 % des plaintes pour violence sexuelle sont classées sans suite faute de preuves, parce qu’elles ont eu peur lors de la confrontation policière, parce qu’elles étaient stressées donc incohérentes aux yeux des personnes qui ont pris la plainte, parce que sans preuves on ne peut pas se protéger et que notre parole ne suffit pas et que le classement sans suite est souvent assimilé à de l’innocence alors que non, on parle de faits qui ont très bien pu avoir lieu mais sans aveu et sans preuve, on ne peut rien faire, bref, c’est pour ça que Gisèle Pélicot fait ce procès et refuse le huis-clos : pour ces femmes qui attendent dans le hall du tribunal et qui ont vécu de près ou de loin des histoires similaires dans l’indifférence générale de leur entourage et de la société.

Les témoins

Ils font partie de la famille, ce sont les frères souvent, et puis aussi les copines, actuelles et anciennes. Les frères racontent l’enfance difficile (comme si chaque enfance pourrie devrait justifier qu’on commette des crimes à l’âge adulte), les envies contrariées de scolarité, de carrière professionnelle. A ce moment là, il y a un autre procès, lui à Paris : le procès Shérif, lui aussi très relayé, où les experts se succèdent aussi pour parler de la personnalité de l’accusé. Certains témoignages de frustration se recoupent sur ces deux procès de la violence : des récits d’hommes frustrés par leur vie et décident de réparer cette frustration et de venger une trajectoire qui leur parait injuste en commettant des crimes.

C’est très relayé dans la presse, ce qui parait le plus étonnant mais ne l’est pas du tout, c’est la passivité de certains conjointes. Il y a celles qui réalisent dans la douleur, et il y a les autres : celles qui se regardent avec attendrissement dans leur rôle de femme dévouée, qui défend son conjoint contre l’adversité. Et celles qui banalisent pour survivre économiquement et psychologiquement.

J’écoute le témoignage de l’une d’elles et ce qui me parait sauter aux yeux c’est qu’elle répète que c’est son rôle de défendre son mari. La sociologie du couple est assez tristounette. Ils ont pas beaucoup de moyens. Elle n’aurait de toute façon pas les moyens de vivre seule. Elle ressemble à des femmes que j’accompagne et dont les conjoints sont agressifs, ou tout simplement les traitent de bonniches. A Françoise, que j’ai accompagnée, et qui m’a confié « je ne dis rien, c’est mieux pour tout le monde ». Tout le monde sauf elle, au final.

Il y a celle qui reste et qui dit que bien sûr il n’est pas du tout comme ça. Elle le défend, dit que oui il est étrange, mais qu’il a bon fond. Un témoignage banal, qui montre que la société ne comprend pas que violer ou tuer, ce n’est pas une série netflix avec des prédateurs aguerris, très intelligents qui préméditent et vous guettent dans des parkings (oui rappel : 80 à 90 % des violences sexuelles faites aux femmes ont lieu dans le cercle privé : famille, amis, collègues, voisins / 35 % des femmes tuées en France le sont par leur conjoint ou ex conjoint).

A un moment, son témoignage dérape : elle qui veut tant le protéger, dit la phrase de trop « la preuve que ce n’est pas un obsédé, c’est que quand je voulais moi, il refusait toujours ». On se regarde en coin avec ma voisine. Évidemment qu’il ne voulait pas. Puisque il est probable que ce soit l’absence de consentement qui active chez lui le désir. Ce n’est pas pour rien qu’il s’est retrouvé sur un site qui précise « à son insu ». Il est probable ici que le désir soit activé par l’impression de dominer, et une femme active sexuellement, ca peut faire peur quand on est faible.

Les accusés

Ils sont presque étonnés d’être là. C’est un peu injuste que ça leur tombe dessus pour certains. Ils voulaient passer un bon moment et on leur ruine le truc. Ils ne se sont pas posé la question. Ils ont considéré que si le mari avait dit oui, c’était suffisant, parce que le libre arbitre des femmes, ils ne s’en sont pas soucié, parce que les femmes appartiendraient à leur mari. C’est le fil rouge de leur défense, et c’est ca qui fait que la société devrait écouter le procès Pélicot chaque jour : ce procès n’est pas monstrueux du fait du nombre, mais bien parce qu’il révèle la banalité du viol conjugal : pour encore tant de gens, une femme appartient à son mari quand elle sort avec lui et l’épouse. Il n’est pas si loin, le Code Napoléon qui dissolvait la personnalité juridique des femmes lors de leur mariage, où leur corps, leur fortune, leurs enfants appartenait au conjoint.

A la fin d’une audience, tout le monde sort, assez perturbé après avoir écouté un des hommes mis en cause. Il avait l’air de se souvenir avec délectation des faits reprochés, et après une excuse de circonstance, a raconté les faits avec moultes détails qui semblaient l’enthousiasmer. Autant pour la contrition. ll a été rappelé plusieurs fois à l’assistance qu’il faut être raisonnable et ne pas huer les accusés quand ils passent.

Il sort, casquette, masque et lunettes de soleil.

Il nous regarde toutes, et nous fait le V de la victoire.


Un ange exterminateur passe, une envie collective de lui sauter dessus. Mais on ne dit rien. En effet, on est pas venues pour ça. On est venues pour Gisèle Pélicot.

Là voilà qui sort, avec ses avocats, et nous applaudissons à tout rompre, car elle fait ce procès pour nous, et nous sommes venues la soutenir. J’ai l’impression de voir passer la reine d’Angleterre, on lui offre des fleurs, elle salue. Nos regards se croisent et elle met la main sur le coeur et murmure un merci, comme à toutes celles qui sont là, comme tous les jours, et j’ai bien évidemment les larmes qui montent, parce que j’ai pas un coeur de pierre, et que je suis venue comme experte, mais comme toutes celles qui sont là, je ne suis pas venue par hasard.

Parler du procès en formation

A moins d’habiter dans une grotte, tout le monde en a entendu parler, donc le sujet est souvent évoqué lorsque l’on parle de violences sexistes et sexuelles en formation. La définition actuelle du viol est remise en question, une coalition d’associations féministes planche sur une redéfinition du viol qui intégrerait la notion de consentement. Et oui, on parle beaucoup du consentement. Les gens parlent du sujet, beaucoup. Certaines me disent qu’elles lisent tous les articles sur le sujet, que ca fait écho. D’autres qu’elles lisent mais sont mal à l’aise, qu’elles ne veulent pas les détails. D’autres encore continuent de trouver le procès monstrueux quand il parle banalité du mal, pour citer Arendt, d’autres encore moins prêts à considérer ce procès comme celui d’une masculinité omniprésente où les femmes seraient des possessions, disent en passant, l’air aigrillard, « c’est incroyable », derrière cet « incroyable » il y a un choix étymologique inconscient, ils n’y croient pas. Encore, chez certains (j’accord volontairement au masculin ici) la présomption de mensonge des femmes. Quand même, 10 ans, c’est pas un peu gros qu’elle n’aie rien capté ?

Un fonctionnaire me dit un jour « en même temps, est-ce si grave, elle dormait, elle ne se souvient de rien ». Une autre, aux ressources humaines, me dit « le viol conjugal ca n’existe pas ». Elle est assez agacée quand elle en parle, elle triture un collier et regarde obstinément le bout de sa bottine. Je ne juge pas. Je n’essaie pas de la convaincre elle. Je rappelle le cadre juridique et je la laisse tranquille.
Normaliser une situation qui ne l’est pas, c’est une protection qu’on ne doit pas balayer d’un revers de bras.

Beaucoup d’hommes et de femmes refusent de voir dans ce procès le miroir qui est tendu au dessus du lit conjugal. C’est mieux pour tout le monde, dirait Françoise.