Le délicat timing des enquêtes internes


droit disciplinaire, enquête interne, harcèlement moral, règlementation, vie au travail, violences sexistes et sexuelles / samedi, mars 1st, 2025

Vous le savez, depuis plusieurs années, prévenir les violences morales, ou les violences sexistes et sexuelles est une obligation de l’employeur, qui doit veiller à la santé et la sécurité de ses équipes. Équipes qui sont bien sûr protégées par le Code du Travail, car salariées. Mais n’oublions pas que ce dispositif de protection s’applique aussi aux stagiaires, aux apprentis, ainsi qu’à des secteurs non protégés par le Code du Travail mais le Code pénal, le Code associatif ou encore le Code de l’éducation : les équipes bénévoles, les adhérents, les élu.es, les élèves, etc.

Depuis 2019 plusieurs jurisprudences ont fait émerger l’obligation de Prévenir, faire cesser et sanctionner les violences, et l’obligation pour l’employeur de diligenter une enquête interne lorsque des faits de violence sont rapportés par un salarié, que ces faits soient avérés ou non.

Cela veut dire qu’en 2019, la Cour de Cassation va rejeter la posture de l’employeur qui aura considéré que les faits de harcèlement rapportés n’étaient pas si graves, probablement pas qualifiables en harcèlement, que la victime exagère, qu’elle fait ça pour négocier son départ, etc. La classique diabolisation de la personne qui parle.

Trop souvent les signalements faits par les salariés sont sous-estimés par les employeurs et leur représentants RH. C’est donc un coup de tonnerre pour beaucoup d’employeurs qui à partir de 2019 découvrent l’obligation à conduire une enquête en cas de réception d’un mail de signalement avec le mot « harcèlement » dedans.

Plusieurs jurisprudences, notamment en juin 2024, tempèrent cette obligation, notamment lorsque le salarié se plaint de discrimination, considérant que l’employeur qui répond à cette sollicitation en justifiant correctement ses actions et en montrant qu’il a mis en place suffisamment d’éléments pour protéger la santé et la sécurité de ses équipes respecte son obligation de sécurité.

Malgré ces coups dans la jurisprudence sur l’obligation d’enquête, celle-ci conserve de beaux jours devant elle. Cependant elle se heurte à plusieurs difficultés :
méconnaissance de la loi (et donc absence de cadre et de dispositif interne permettant l’internalisation du dispositif)
organisation dysfonctionnelle (avec des RPS en pagaille mal identifiés et une difficulté à identifier les interlocuteurs et à budgeter une formation interne / un budget enquête)
comportements à risque (minimisation, diabolisation, déni, inversion de la culpabilité, panique)
une réputation un peu sulfureuse de l’enquête interne, car lorsque celle-ci est invoquée dans la presse, c’est soit pour annoncer qu’une personne célèbre que les gens aiment bien a commis des faits de violence (coucou l’Abbé Pierre) et si possible taper sur le messager (donc les personnes qui ont conduit l’enquête) soit pour pointer un dysfonctionnement dans une enquête qui a porté préjudice soit aux personnes qui ont mis en cause, soit aux personnes mises en cause, en dénonçant des ratés dans le respect du principe du contradictoire ou une mauvaise posture des enquêteurs (cf dispositif de l’ENS).

TROIS CHOSES A SAVOIR
1) Le respect du contradictoire n’est en théorie pas obligatoire, les personnes mises en cause peuvent ne pas être entendues, notamment lorsque les faits reprochés ont eu lieu devant témoins, qu’il y a des preuves écrites. (Je ne m’étends pas sur les différences entre droit privé et public).
Je conseille cependant de permettre systématiquement aux personnes mises en cause d’être entendues, et donc dans la méthodologie mise en place par Dames Oiseaux, les personnes sont entendues ou a minima envoient un témoignage écrit.


2) Ce qui est obligatoire c’est la présence de la personne qui met en cause. C’est son témoignage qui lance ensuite les entretiens avec les éventuels témoins, et la ou les personnes mises en cause.

3) La confrontation entre personne qui met en cause et mis en cause est à proscrire.
La confrontation c’est justement une des raisons qui font que les gens ne portent pas plainte au pénal, il faut donc éviter et écouter les gens dans un cadre où ils sont davantage en confiance.

QUAND ET COMMENT LANCER UNE ENQUêTE : L’EXEMPLE DU FILM « JULIE SE TAIT »

Récemment un film mettait en avant les difficultés du timing des enquêtes et s’étend sur la capacité des victimes présumées à parler dans le cadre de ces enquêtes.

C’est JULIE SE TAIT, sorti fin janvier 2025 en France, réalisé par Leonardo Van Dijl, avec Tessa Van den Broeck.

Synopsis : Julie, une star montante du tennis évoluant dans un club prestigieux, consacre toute sa vie à son sport. Lorsque l’entraîneur qui pourrait la propulser vers les sommets est suspendu soudainement et qu’une enquête est ouverte, tous les joueurs du club sont encouragés à partager leur histoire. Mais Julie décide de garder le silence.

Dans le film, on ne sait jamais vraiment pourquoi l’entraineur est mis en cause, et au final cela importe peu. Ce qui est intéressant, c’est que Julie se tait, alors que ses amis, l’école, les autres entraineurs, sa famille, tout le monde attend qu’elle parle, pour dire qu’il n’y a rien ou au contraire quelque chose, car elle avait un lien « spécial » avec cet entraineur et qu’on comprend que oui, quelque chose a eu lieu.


Ce film tape juste, car il montre combien il est délicat d’enquêter, car un signalement ne permet pas toujours d’écouter les personnes clefs, qui ne veulent pas, pour protéger, par peur des représailles, peur d’être jugées, d’être incomprises, ou aussi, ce que l’on voit dans le film, comme passager clandestin. Beaucoup de personnes espèrent que les autres parlent ce qui leur permettra de ne pas avoir à le faire. Mais en faisant cela, les témoignages clefs qui permettraient de sanctionner la violence en interne ne voient parfois jamais le jour. Autre difficulté, chaque victime a son propre timing. Si plusieurs personnes ont subi des faits répréhensibles, la première lance la machine car elle est prête mais les autres auront peut être besoin de plus de temps.
Cela s’est vu dans beaucoup de situations médiatisées : une personne est mise en cause par plusieurs autres. Cette médiatisation sert de déclencheur à d’autres personnes qui vont oser porter plainte pour une toute autre histoire, ou rejoindre le groupe de personnes qui mettent en cause car elles se sentent moins seules, et moins démunies.

C’est pour cette raison que le timing des enquêtes est fondamental. Il se lance avec la certitude que des personnes sont prêtes à témoigner. Trop d’enquêtes sont lancées et avortées car la victime présumée se rétracte. Or, quand on lance l’enquête, généralement la personne mise en cause, une fois prévenue, veut participer, pour se dédouaner. Trop souvent, il arrive que l’enquête soit lancée, que la personne qui a signalé les faits refuse de participer plus avant, et que les enqueteurs et enquêtrices soient assaillis de messages des personnes mises en cause, qui elles, veulent absolument participer. Mais elle ne peuvent pas , si la victime ne parle plus. Car si le principe du contradictoire connait des limites aujourd’hui auprès des juges dans les dispositifs d’enquête, c’est dans l’écoute des mis en cause, et pas celle des victimes.

RAPPEL DU TIMING OFFICIEL

En droit privé, l’employeur doit réagir sous les deux mois qui suivent un signalement individuel.

Il doit procéder à une sanction dans les deux mois qui suivent sa prise de connaissance du dossier d’enquête.

Donc si un salarié vous écrit le 1er mars 2025, vous devez accuser réception, recevoir et lancer l’enquête avant le 1er mai 2025.
En admettant que l’enquête a lieu tout au long du mois d’avril, et que le rapport est remis à l’employeur le 2 mai, l’employeur doit utiliser ce dossier et si des faits reprochés sont avérés, sanctionner les personnes en question jusqu’au 1er juillet 2025.